DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 15869/09
présentée par Ahmet Tuncay ÖZKAN
contre la Turquie
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 13 décembre 2011 en une Chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 24 février 2009,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant, M. Ahmet Tuncay Özkan, est un ressortissant turc, né en 1966 et résidant à Istanbul. Il est représenté devant la Cour par Me A. Çörtoglu, avocat à Ankara. A l’époque des faits, il était journaliste, propriétaire de la chaîne de télévision Kanaltürk et président du parti politique « Nouveau Parti ».
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
1. Le procès Ergenekon
En 2007, le parquet d’Istanbul engagea une enquête pénale contre les membres présumés d’une organisation criminelle du nom d’« Ergenekon », tous soupçonnés de se livrer à des activités visant à renverser le Gouvernement élu par la force et la violence. Selon le parquet, les accusés auraient planifié et commis des actes de provocation, comme des attentats contre des personnalités connues du public, des attaques à la bombe dans des endroits sensibles comme les locaux de sanctuaires ou de hautes juridictions. Ils auraient ainsi visé à générer une atmosphère de peur et de panique dans l’opinion publique et par là même à créer un climat d’insécurité, de manière à ouvrir la voie à un coup d’Etat militaire.
Par plusieurs actes d’accusation, le parquet d’Istanbul intenta des actions pénales devant la cour d’assises d’Istanbul contre plusieurs personnes, dont des généraux et des officiers de l’armée, des membres des services de renseignement, des hommes d’affaires, des politiciens et des journalistes. Il leur reprocha d’avoir planifié un coup d’Etat dans le but de renverser l’ordre constitutionnel démocratique, crime passible d’une peine d’emprisonnement à perpétuité, principalement en vertu de l’article 312 du code pénal.
Il ressort des actes d’accusation que le premier indice révélant l’existence de l’organisation clandestine Ergenekon aurait été la découverte d’une cache d’armes (26 grenades d’assaut) lors d’une perquisition effectuée en juin 2007 à Ümraniye, un quartier d’Istanbul. Lors de plusieurs perquisitions effectuées dans le cadre de la même enquête, des éléments de preuve mettant en lumière la structure hiérarchique de l’organisation ainsi que ses plans d’actions tendant à renverser le Gouvernement par la force auraient été saisis.
Le parquet expliqua dans les actes d’accusation déposés dans le cadre de cette affaire que, selon la structure hiérarchique de l’Ergenekon, les militaires étaient considérés comme les principaux acteurs de l’organisation et que les civils étaient plutôt chargés de fournir des moyens logistiques et financiers et de faire de la propagande.
Par ailleurs, toujours selon le parquet, le réseau incriminé avait établi, pour mener ses activités, des plans d’action concrets, dont certains avaient pu être dévoilés. Trois de ces plans d’action, Kafes (la cage), Irtica ile mücadele (la lutte contre le fondamentalisme) et Sarıkız (la blonde), concernaient la période antérieure au coup d’Etat militaire et avaient comme objectif principal la préparation du terrain en vue de justifier cette intervention. Le plan d’action Yakamoz (le reflet de la lune dans l’eau) portait sur l’exécution du coup d’Etat militaire en tant que tel. Enfin, le plan d’action Eldiven (le gant) portait sur la restructuration du pouvoir gouvernemental et des institutions politiques pendant la période postérieure au coup d’Etat militaire.
Le plan d’action Kafes prévoyait, dans un premier temps, que les membres de l’organisation accomplissent des actes de violence contre les citoyens appartenant aux minorités religieuses, tels que des menaces par téléphone et des slogans écrits sur les murs, la pose d’explosifs dans les quartiers où habitaient majoritairement ces personnes, des attentats contre les défenseurs des droits des minorités connus du public, et, finalement, des enlèvements d’hommes d’affaires et d’artistes membres des ces minorités. La deuxième étape du plan Kafes visait à manipuler les médias afin que l’AKP, le parti au pouvoir, fût accusé d’avoir commandité ces actes de violence.
Le plan d’action pour lutter contre le fondamentalisme (irtica ile mücadele eylem planı) prévoyait en particulier la diffusion par le biais des médias de fausses nouvelles concernant l’AKP, le parti au pouvoir, afin de ternir son image et de lui faire perdre son soutien auprès de l’opinion publique.
Le plan d’action Sarıkız, tel qu’exposé dans le journal tenu par l’ancien commandant en chef de la marine, l’amiral Ö. Ö., prévoyait de manipuler la presse et d’inciter des étudiants, des membres des syndicats et des associations à organiser des manifestations de protestation contre le gouvernement et de mettre en œuvre des campagnes d’affichage à l’échelle nationale afin de faire croire à un mécontentement général contre le gouvernement. Ce plan d’action aurait été élaboré par les généraux de l’armée M. Ş. E., A. Y., Ö. Ö. et İ. F.
Le plan d’action Ayışığı (le clair de lune) visait principalement à évincer ou à neutraliser le chef d’état-major, le général de l’armée H. Ö., qui était réputé pour être hostile à toute action antidémocratique. Le plan avait également pour but de faire quitter leur parti à un certain nombre de députés de l’AKP, le parti au pouvoir. Un autre objectif de ce plan était de s’assurer du soutien du président de la République à un putsch militaire contre le gouvernement, ou à neutraliser toute opposition de sa part.
Le plan d’action Yakamoz portait notamment sur l’exécution du coup d’Etat militaire et la mise en place de nouvelles administrations après le renversement du gouvernement.
Le plan d’action Eldiven concernait les mesures spécifiques à prendre après la réussite du putsch militaire contre le gouvernement. Ce plan d’action portait sur la restructuration des médias et des formations politiques, la réorganisation des forces armées, l’élection d’un nouveau président de la République, la réorganisation des institutions dépendant de la présidence et la réorientation de la politique extérieure.
D’après le parquet, les plans d’action Ayışığı, Yakamoz et Eldiven, qui étaient décrits dans des CD appartenant au général de l’armée M. Ş. E., avaient été élaborés par celui-ci et par son équipe comprenant des militaires haut gradés.
A la demande du parquet, la cour d’assises d’Istanbul – devant laquelle les procédures sont toujours pendantes – ordonna la mise et le maintien en détention provisoire de la plupart des accusés.
2. L’arrestation du requérant et la procédure pénale engagée contre lui
Le 23 septembre 2008, les officiers de police d’Istanbul arrêtèrent le requérant et le placèrent en garde à vue. Ils l’informèrent qu’il était soupçonné d’être membre d’une organisation terroriste connue sous le nom d’Ergenekon et d’avoir mené des activités au nom de cette organisation.
L’interrogatoire de l’intéressé commença à la Direction de la sûreté d’Istanbul le 25 septembre 2008 à 22h30, et dura sans interruption jusqu’au lendemain à 18h00. A la fin, le requérant se sentait épuisé et il avait faim et soif. Lors de l’interrogatoire, les policiers interrogèrent le requérant notamment sur la structure d’Ergenekon et les relations entres ses membres. Ils lui posèrent aussi des questions sur ses activités associatives et politiques et sur ses connaissances dans les médias, l’armée, la police et la justice. Une partie de l’interrogatoire porta également sur les conversations téléphoniques du requérant avec les autres membres présumés de l’organisation.
Le 27 septembre 2008, le procureur de la République (« le procureur ») d’Istanbul, après avoir entendu le requérant, le traduisit devant le juge assesseur près la cour d’assises spéciale, en maintenant les mêmes charges que celles qui avaient été formulées lors des interrogatoires par la police. Le juge assesseur ordonna la mise en détention provisoire du requérant.
Par un acte d’accusation déposé le 8 mars 2009 devant la cour d’assises d’Istanbul, le procureur accusa le requérant d’être un membre actif de l’organisation criminelle connue sous le nom d’Ergenekon. Selon le parquet, le requérant était sous l’autorité directe de certains militaires de l’organisation Ergenekon. Le procureur soutint que dans le cadre de son appartenance à celle-ci, le requérant s’était procuré illégalement plusieurs procès verbaux et documents issus du Conseil de la sécurité nationale (Milli Güvenlik Kurulu) et du Service national des renseignements (MIT) tous classés « secrets », avait fondé une chaîne de télévision sous le nom de Kanaltürk afin de diffuser des informations émanant de l’organisation Ergenekon et avait illégalement détenu à son domicile des explosifs (une grenade et des capsules de grenade) et des balles. A l’appui de ses accusations, le procureur présenta à la cour d’assises, comme éléments de preuve, les documents et le matériel saisis lors des perquisitions effectuées aux domiciles de l’intéressé et de ses coaccusés ainsi que des comptes-rendus d’écoutes téléphoniques. Finalement, le procureur requit la condamnation du requérant en vertu des articles 311 § 1, 312 § 1, 314 § 1, 327 § 1, 334 § 1 du code pénal et de l’article 13 § 1 de la loi no 6136 sur les armes à feu et les armes blanches.
Entre le 6 novembre 2008 et le 1er décembre 2009, le requérant forma des recours afin de s’opposer à sa détention provisoire et demander sa mise en liberté provisoire. Il exposa notamment que les éléments de preuve invoqués par le parquet ne venaient aucunement à l’appui des accusations selon lesquelles il serait membre d’une organisation terroriste. Toutefois, la cour d’assises d’Istanbul rejeta les recours de l’intéressé en se fondant sur les motifs suivants : la nature des infractions reprochées à l’intéressé, les forts soupçons pesant sur lui, le risque de fuite, l’état des éléments de preuve et le risque de destruction de ces derniers, et l’hypothèse que des mesures alternatives à la détention ne seraient pas suffisantes afin d’assurer la participation du requérant à la procédure pénale.
A l’heure actuelle, l’affaire est encore pendante devant la cour d’assises d’Istanbul et le requérant est détenu à la maison d’arrêt de Silivri.
B. Le droit interne pertinent
1. Les dispositions du code pénal
L’article 311 § 1 du code pénal se lit ainsi :
« Quiconque tente de renverser la Grande Assemblée Nationale de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité ».
L’article 312 § 1 du code pénal est ainsi libellé :
« Quiconque tente de renverser le gouvernement de la République de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité ».
L’article 314 §§ 1 et 2 du code pénal, qui prévoit le délit d’appartenance à une organisation illégale, se lit comme suit :
« 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions prévues par les quatrième et cinquième sections du présent chapitre sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.
2. Tout membre de l’organisation mentionnée au premier alinéa sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement ».
L’article 327 § 1 du code pénal dispose :
« Quiconque se procure des informations qui doivent rester secrètes pour des raisons liées à la sécurité de l’Etat ou à ses intérêts politiques extérieurs ou intérieurs est condamné à une peine de trois à huit ans d’emprisonnement ».
L’article 334 § 1 du code pénal prévoit :
« Quiconque se procure des informations dont les autorités compétentes ont interdit la divulgation conformément à la loi et aux dispositions en la matière et qui doivent par nature rester confidentielles est condamné à une peine de un à trois ans d’emprisonnement ».
2. Les dispositions du code de procédure pénale
L’article 91 § 2 du code de procédure pénale stipule :
« Le placement en garde à vue dépend de la nécessité de cette mesure pour l’enquête et des indices permettant de croire que l’intéressé a commis une infraction ».
La détention provisoire est régie par les articles 100 et suivants du code de procédure pénale. D’après l’article 100, une personne peut être mise en détention provisoire lorsqu’il existe des faits démontrant l’existence de forts soupçons qu’elle a commis une infraction et que la détention provisoire est justifiée par l’un des motifs énumérés dans cette disposition. La détention provisoire est considérée comme justifiée en cas de fuite et de risque de fuite, ou lorsque le suspect risque de dissimuler ou de modifier des preuves ou d’influencer des témoins. L’existence de forts soupçons que le suspect a commis certains crimes, notamment contre la sécurité de l’Etat et l’ordre constitutionnel, peut également justifier la détention provisoire.
L’article 101 du code de procédure pénale prévoit que la détention provisoire est ordonnée au stade de l’instruction par le juge unique à la demande du procureur de la République, et au stade du jugement par le tribunal compétent, d’office ou à la demande du procureur. Les ordonnances de mise et de maintien en détention provisoire peuvent faire l’objet d’une opposition. Les décisions y relatives doivent être motivées en droit et en fait.
D’après l’article 104 du code, le prévenu ou l’inculpé peut demander à tout moment de la procédure à être libéré. L’ordonnance de maintien en détention ou de libération est prise par un juge ou par un tribunal. La décision de rejeter la demande de remise en liberté est également susceptible d’opposition.
GRIEFS
Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant allègue que la durée de son interrogatoire à la Direction de la sûreté et les conditions dans lesquelles cet interrogatoire s’est déroulé s’analysent en un traitement inhumain et dégradant à son égard.
Invoquant l’article 5 § 1 de la Convention, le requérant se plaint que sa privation de liberté n’est pas conforme à la législation interne ni à la Convention puisqu’il été arrêté et détenu en l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale.
Par ailleurs, le requérant soutient au regard de l’article 5 § 2 de la Convention qu’à la suite de son arrestation il n’a été informé ni des raisons de celle-ci ni des accusations portées contre lui.
Sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, le requérant allègue que la durée de sa détention provisoire, actuellement plus de trois ans, est excessive.
Invoquant les articles 5 § 4 et 13 de la Convention, le requérant se plaint aussi de l’absence d’un recours effectif pour contester son maintien en détention provisoire. Il reproche aux autorités judiciaires de rejeter ses demandes de libération sans respecter l’égalité des armes ni tenir d’audience.
Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant dénonce en premier lieu la durée excessive de la procédure pénale engagée contre lui.
Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, pris isolément ou combiné avec son article 13, le requérant se plaint enfin qu’il ne bénéficie pas d’un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial - aux motifs que les magistrats de siège chargés du dossier auraient des liens étroits avec le parquet et la police judiciaire et qu’ils seraient soumis à l’autorité du Conseil supérieur de la magistrature, la formation présidée par le ministre de la Justice - et qu’il ne dispose pas d’un recours effectif en droit interne par lequel il aurait pu contester cette situation.
EN DROIT
1. Le requérant allègue que la durée de sa détention n’est pas raisonnable au sens de l’article 5 § 3 de la Convention.
Par ailleurs, invoquant les articles 5 § 4 et 13 de la Convention, le requérant se plaint de n’avoir pas disposé en droit interne d’un recours effectif pour contester son maintien en détention provisoire. Il fait observer que, lorsqu’elles ont statué sur ses demandes de mise en liberté, les autorités judiciaires n’ont pas respecté les principes du contradictoire et de l’égalité des armes.
En l’état actuel du dossier, la Cour estime ne pas être en mesure de se prononcer sur la recevabilité de ces griefs et juge nécessaire de les communiquer au gouvernement défendeur, en vertu de l’article 54 § 2 b) de son règlement.
2. Invoquant l’article 5 § 1 de la Convention, le requérant se plaint également d’avoir été arrêté et détenu en l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale.
La Cour note que le requérant prétend que son arrestation et sa détention sont contraires non seulement aux dispositions de l’article 5 § 1 c) de la Convention, mais aussi aux « voies internes » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, ces voies édictant des normes similaires à celles de la Convention quant à l’existence de raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis une infraction pénale en matière de privation de la liberté. La Cour examinera donc le grief en premier lieu sous l’angle de la notion d’« existence de raisons plausibles » au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention.
La Cour rappelle que l’article 5 § 1 c) n’autorise à placer une personne en détention que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis une infraction (Ječius c. Lituanie, no 34578/97, § 50, CEDH 2000 IX et Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 108, CEDH 2000 XI). La « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c). L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction. Ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, O’Hara c. Royaume-Uni, no 37555/97, § 34, CEDH 2001 X, Korkmaz et autres c. Turquie, no 35979/97, § 24, 21 mars 2006, Süleyman Erdem c. Turquie, no 49574/99, § 37, 19 septembre 2006, et Çelik et Yıldız c. Turquie, no 51479/99, § 20, 10 novembre 2005).
Par ailleurs, l’alinéa c) de l’article 5 § 1 ne présuppose pas que la police ait rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. L’objet d’un interrogatoire pendant une détention au titre de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets fondant l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300 A et Korkmaz et autres, précité, § 26).
Il ne faut certes pas appliquer l’article 5 § 1 c) d’une manière qui causerait aux autorités de police des Etats contractants des difficultés excessives pour combattre par des mesures adéquates la criminalité organisée (voir, mutatis mutandis, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, §§ 58-68, série A no 28). La tâche de la Cour consiste à déterminer si les conditions fixées à l’alinéa c) de l’article 5 § 1, y compris la poursuite du but légitime prescrit, ont été remplies en l’espèce. Dans ce contexte, il ne lui appartient pas normalement de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (Murray, précité, § 66).
En l’espèce, la Cour constate que le requérant a été privé de sa liberté car il était soupçonné d’être l’un des membres actifs d’une organisation criminelle du nom d’Ergenekon, lesquels passaient pour se livrer à des activités en vue de renverser par la violence le gouvernement. Elle observe que le requérant était soupçonné en particulier de s’être procuré illégalement plusieurs documents classés secrets provenant de certains services de l’Administration chargés de la sécurité nationale, d’avoir fondé et dirigé une chaîne de télévision afin de diffuser des émissions conçues par l’organisation Ergenekon et d’avoir détenu à son domicile des explosifs au nom de l’organisation. La Cour note aussi que des éléments de preuve tels que des comptes rendus d’écoutes téléphoniques suggérant que le requérant avait agi ainsi sur instruction des militaires de l’organisation, ainsi que des documents et du matériel saisis lors des diverses perquisitions avaient été recueillis par le parquet avant l’arrestation du requérant, sur la foi de soupçons selon lesquels celui-ci avait commis l’infraction pénale reprochée, réprimée sévèrement par le code pénal.
Il y a donc lieu de conclure que le requérant peut passer pour avoir été arrêté et détenu sur la base de « raisons plausibles de le soupçonner » d’avoir commis une infraction pénale, au sens de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 (Murray, précité, § 63, Korkmaz et autres, précité, § 26, Süleyman Erdem, précité, § 37).
Quant à la conformité de l’arrestation du requérant aux normes du droit interne (Bozano c. France, 18 décembre 1986, § 54, série A no 111, Wassink c. Pays-Bas, 27 septembre 1990, § 24, série A no 185 A, Baranowski c. Pologne, no 28358/95, § 50, CEDH 2000 III, Mooren c. Allemagne, no 11364/03, § 72, 13 décembre 2007, et Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 83, CEDH 2005 IV), la Cour se réfère à ses constats exposés ci-dessus. Elle observe que les autorités judiciaires nationales se sont appuyées sur des éléments de preuve concrets lorsqu’elles ont arrêté le requérant en invoquant l’existence d’indices et de raisons de le soupçonner – au sens de l’article 91 § 2 et de l’article 100 du code de procédure pénale – d’avoir commis des infractions réprimées par le code pénal et par la loi no 6136. La Cour estime donc que rien ne montre qu’en l’espèce l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes aient été arbitraires ou déraisonnables au point de conférer à l’arrestation du requérant un caractère irrégulier.
Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
3. Le requérant allègue par ailleurs qu’il n’a pas été informé des raisons de son arrestation et des accusations portées contre lui. Il invoque à cet égard l’article 5 § 2 de la Convention.
La Cour rappelle que le paragraphe 2 de l’article 5 énonce une garantie élémentaire : toute personne arrêtée doit savoir pourquoi. Intégré au système de protection qu’offre l’article 5, il oblige à signaler à une telle personne dans un langage simple, accessible pour elle, les raisons juridiques et factuelles de sa privation de liberté, afin qu’elle puisse en discuter la légalité devant un tribunal en vertu du paragraphe 4 (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 40 et H.B. c. Suisse, no 26899/95, § 47, 5 avril 2001).
La Cour rappelle par ailleurs que l’article 5 § 2 n’exige pas que les raisons soient fournies par écrit à la personne détenue, ni sous quelque autre forme spéciale. Quant à l’étendue des informations, il n’est pas nécessaire, aux termes de l’article 5 § 2, de communiquer à l’accusé, lors de son arrestation, une énumération complète de toutes les accusations portées contre lui (Soysal c. Turquie, no 50091/99, § 68, 3 mai 2007).
En l’espèce, la Cour constate que lors de son arrestation, les officiers de police d’Istanbul ont informé le requérant qu’il était soupçonné d’appartenance à une organisation terroriste connue sous le nom d’Ergenekon et d’avoir mené des activités au nom de cette organisation. L’interrogatoire de l’intéressé dans les locaux de police juste après son arrestation a porté, entre autres, sur la structure de l’organisation Ergenekon, sur les relations entres ses membres et sur les conversations téléphoniques du requérant avec les autres membres présumés de l’organisation. Il ressort également du dossier que le requérant s’est référé à ces informations dans ses recours présentés à la cour d’assises d’Istanbul en vue de contester la légalité de sa détention.
La Cour estime donc qu’au moment de son arrestation, voire dès le début de sa détention, le requérant a été dûment informé « des raisons juridiques et factuelles de sa privation de liberté, afin qu’[il] [pût] en discuter la légalité devant un tribunal » (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 40 et H.B., précité, § 49).
Il s’ensuit que cette partie de la requête est également manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
4. Le requérant allègue en outre que la durée de son interrogatoire à la Direction de la sûreté et les conditions dans lesquelles cet interrogatoire s’est déroulé s’analysent en un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention.
La Cour rappelle que pour tomber sous le coup de l’article 3, un traitement doit atteindre un minimum de gravité dont l’appréciation dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime, etc. (voir, par exemple, Irlande c. Royaume Uni, 18 janvier 1978, § 162, série A no 25). De plus, la Cour, afin d’apprécier la valeur des éléments de preuve devant elle dans l’établissement des traitements contraires à l’article 3, se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (ibidem, pp. 64-65, § 161).
En particulier, un traitement est « inhumain » au sens de l’article 3 notamment s’il a été appliqué avec préméditation pendant une longue durée, et s’il a causé soit des lésions corporelles, soit de vives souffrances physiques ou mentales (voir, entre autres, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 92, CEDH 2000-XI). En outre, en recherchant si un traitement est « dégradant » au sens de l’article 3, la Cour examinera si le but était d’humilier et de rabaisser l’intéressé et si, considérée dans ses effets, la mesure a ou non atteint la personnalité de celui-ci d’une manière incompatible avec l’article 3 (Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 22, série A no 58). Pour que l’arrestation ou la détention d’une personne dans le cadre d’une poursuite judiciaire soient dégradantes au sens de l’article 3, l’humiliation ou l’avilissement dont elles s’accompagnent doivent se situer à un niveau particulier et différer en tout cas de l’élément habituel d’humiliation inhérent à chaque arrestation ou détention (Öcalan, précité, § 181, mutatis mutandis, Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 55, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII).
En l’espèce, la Cour considère que devant elle, l’intéressé n’a produit aucune preuve ni invoqué aucun indice permettant de conclure que la durée de son interrogatoire et les conditions dans lesquelles cet interrogatoire a eu lieu ont atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 (voir, dans le même sens, Erda et autres c. Turquie (déc.), no 499/02, 1er juin 2006).
Il s’ensuit que ce grief est également manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
5. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de la durée excessive de la procédure.
La Cour note que la période à prendre en considération a commencé le 23 septembre 2008, date de l’arrestation du requérant. La procédure est encore pendante devant la cour d’assises spéciale. A ce jour, elle a donc duré un peu plus de trois ans.
La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle le caractère raisonnable de la durée d’une procédure doit s’apprécier suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères suivants : la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour l’intéressé (voir, entre autres, Sürmeli c. Allemagne [GC], no 75529/01, § 128, CEDH 2006-VII, McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 140, 10 septembre 2010).
La Cour estime que l’affaire revêtait une complexité certaine, comme en témoignent, d’une part, la grande quantité de pièces à conviction auxquelles se réfère l’acte d’accusation dirigé contre le requérant et, d’autre part, un grand nombre de coaccusés.
Pour ce qui est du comportement des autorités, la Cour relève que le parquet a présenté son acte d’accusation moins de six mois après l’arrestation du requérant. Elle constate par ailleurs que le requérant ne fait pas observer l’existence de périodes d’inactivité importantes lors du déroulement de la procédure devant la cour d’assises d’Istanbul et qu’il ne parvient pas à mettre utilement en doute la célérité des autorités judiciaires.
Par conséquent, tenant compte de l’ensemble des circonstances de l’espèce, et notamment de la complexité du litige, la Cour estime que la durée de la procédure, prise globalement, n’a pas excédé, à ce jour, un délai raisonnable, au sens de l’article 6 § 1.
Il s’ensuit que ce grief doit aussi être rejeté comme manifestement mal fondé au sens de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
6. Invoquant l’article 6 § 1, pris isolément ou combiné avec l’article 13 de la Convention, le requérant se plaint enfin qu’il ne bénéficie pas d’un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial et qu’il ne dispose pas d’un recours effectif en droit interne par lequel il aurait pu contester cette situation.
Toutefois, la Cour relève que la procédure pénale engagée contre le requérant est toujours pendante devant la cour d’assises d’Istanbul, première instance en la matière. Elle n’est donc pas en mesure de procéder à un examen global du procès ouvert contre le requérant. La Cour estime en outre ne pouvoir spéculer ni sur ce que décidera la cour d’assises quant aux accusations portées contre le requérant, ni sur l’issue d’un pourvoi en cassation éventuel.
Il s’ensuit qu’au stade actuel de la procédure devant les juridictions internes, le requérant ne saurait donc se plaindre d’une quelconque violation des dispositions de l’article 6 de la Convention. Il lui est toutefois loisible de saisir à nouveau la Cour s’il estime toujours, à l’issue de la procédure pénale engagée contre lui, qu’il est victime des violations alléguées. Cette partie de la requête est donc prématurée (voir, entre autres, Baltacı c. Turquie (déc.), no 495/02, 14 juin 2005).
Vu ses constats relatifs à l’article 6 § 1, la Cour juge inutile d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 13 de la Convention ; les exigences de cette disposition sont en effet moins strictes que celles de l’article 6 § 1 et absorbées par elles en l’espèce (voir, par exemple, Hentrich c. France, 22 septembre 1994, § 65, série A no 296 A).
Il convient donc de rejeter également cette partie de la requête comme étant manifestement mal fondée en application des articles 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Ajourne l’examen des griefs du requérant tirés de l’article 5 §§ 3 et 4 de la Convention et concernant la durée de la détention provisoire et la prétendue absence de recours effectif pour contester cette durée ;
Déclare la requête irrecevable pour le surplus.
Stanley Naismith Françoise Tulkens
Greffier Présidente
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